CFP 17.03.2023

De la page manuscrite aux «bòti» de carton (Villeneuve d'Ascq, 20 Oct 23)

Université de Lille, Villeneuve d'Ascq (France), 20.10.2023
Eingabeschluss : 15.05.2023

Gwladys Le Cuff, Sorbonne Universités

De la page manuscrite aux « bòti » de carton : usages prophylactiques et propitiatoires du papier dans l’Italie de la Renaissance (XIVe-XVIe siècles)

« ...le papier est un de ces matériaux caméléons apte à tout modelage et toutes transformations ».
Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne, 1994

À la faveur de l’histoire culturelle des matériaux initiée depuis le material turn, des auteurs démontrent depuis peu la resémantisation spécifique au papier à la Renaissance : prenant progressivement la relève du parchemin en tant que support consacré des sacrae paginae de l’Histoire sainte, le papier est alors perçu comme « substance de la grâce divine », y compris lorsqu’il est utilisé pour les ex-votos et effigies votives (Chessa, 2019). Dans les représentations peintes, de telles assertions se voient confirmées par les très nombreuses œuvres qui associent l’aspect visuel du livre manuscrit voire de la feuille imprimée à celui de la chair du Christ, Verbe Incarné (Bynum, 2011 ; Gerbron, 2013 ; Gertsman, 2013). Nous proposons donc d’étudier conjointement les étapes matérielles de transformation du papier et les vertus métamorphiques, effectives et imaginaires, dont cette matière malléable était investie.

D’une part, les récents travaux sur la matérialité de l’écriture aux époques médiévales et modernes ont mis l’accent sur les opérations plastiques inhérentes aux inscriptions, qu’elles soient gravées, sculptées ou tracées à l’encre, sur une grande variété de supports pérennes ou éphémères (Eastmond, 2015 ; Krauß, 2020). D’autre part, les approches anthropologiques se sont également attachées à expliciter l’activation efficace des offrandes votives sous leurs diverses formes – tavolette peintes, bòti de cire, de bois ou de papier mâché (Dittmar et alii, 2018) ; toutes ne présentant pas d’ailleurs nécessairement de caractères écrits, quand bien même les tracés mimétiques et marques de l’empreinte manuelle y tiennent un rôle important. De tels gestes et mises en forme étaient ainsi investis d’une charge émotionnelle d’autant plus intense lorsqu’ils visaient la réalisation de vœux (ex-voto, prière, formule protectrice), et d’attentes (divination, thème astral, prophéties figurées).

Dans la lignée de ces recherches, nous concentrerons notre attention sur les offrandes votives réalisées en papier (papier-mâché ou cartapesta, bòti de carton) ainsi que sur les feuillets manuscrits provoquant une transformation active voire performative du devenir individuel ou collectif, envisagés tant du côté de leur création que de leurs usages. A la jonction entre page manuscrite et réalisation en volume, philologues et médiévistes ont montré la vaste diffusion d’experimenta magiques traversant en bonne part les trois confessions religieuses coprésentes dans les péninsules italiennes et ibériques (tracé de caractères formant un sceau ou un talisman, figures ou « images astrologiques »). Le plus souvent privé ou semi-privé, ceux-ci étaient notamment pratiqués au Bas Moyen Âge et à la Renaissance par des frères mendiants, notaires, médecins (Weill-Parot, 2002, 2017) et membres de l’aristocratie ayant un accès privilégié aux livres et supports du savoir – on songe par exemple, au Quattrocento, à la cour lombarde des Visconti (Gal, Boudet, Moulinier, 2017). Par ailleurs, d’autres images et « iconobjets » de la sphère domestique quotidienne – xylogravures peintes à la main, coffrets a pastiglia historiés... – recouvraient également des usages propitiatoires (bonne fortune, enfantement) et prophylactiques (préservation du mauvais œil, aphrodisiaques) et demandent à être étudiés en les rattachant à ce contexte général de production.

Existe-t-il une corrélation entre la matérialité du papier et les usages propitiatoires dont il est investi ? Effigies votives ; manuscrits prophétiques ; prodiges astraux des feuillets volants (foglio volante, flugblatt) ; amulettes destinées à être pliées et intégrées à d’autres contenants en vue de les activer… Dans ces diverses réalisations, la surface du papier – peint, moulé, ouvragé – devient un réceptacle matériel d’attentes. Or, la discontinuité entre la forme plane du livre et l’objectalité tridimensionnelle n’ont que peu permis jusqu’ici d’aborder conjointement ces diverses activités menées à des fins protectrices. Celles-ci restent le plus souvent apparentées à des disciplines distinctes : codicologie et paléographie d’une part, histoire sociale de l’art ou anthropologie de l’autre.

Cette journée d’étude se propose donc d'examiner les multiples applications créatives du papier dans les pratiques performatives, prophylactiques et propitiatoires (dévotionnelles ou échappant au cadre strict de la religion) de l’Italie de la Renaissance et de nous guider vers une compréhension plus large de l'impact innovant qui concerne l’utilisation du papier à cette époque. La nature du matériau, une masse plastique obtenue à partir de la macération de produits fibreux ou de la succession de feuilles mouillées et collées sur un squelette qui permet de créer des formes « en positif », a révélé un potentiel intrinsèque du papier, utilisé à la fois comme support visuel de la pensée religieuse et comme moyen d'inspiration pour les productions artistiques.

N'étant pas un matériau directement disponible dans la nature mais étant produit principalement par le « pourrissage » de chiffons, le papier apparaît comme un composé artificiel qui incarne un processus régénératif, de la matière humble à la matière perfectionnée, similaire à d'autres processus, comme celui auquel l'alchimie soumet les métaux. La technique de fabrication du papier mâché est décrite pour la première fois dans l'un des livres de secrets les plus populaires du Cinquecento, Les Secrets d'Alexis le Piémontais, publié en italien en 1555, qui la compare explicitement à la transmutation alchimique (Chessa 2019).

Il devient alors essentiel de comprendre les termes de cette altération et la valeur transformatrice que ce matériau assume entre les mains des artistes et des artisans au cours de l’époque de transition située entre XIVe et XVIe siècle, période de propagation de l’usage du papier généralisé à différentes sphères sociales et domaines d’activités, durant laquelle intervient l’invention de l’imprimerie amenée à devenir progressivement le principal consommateur de papier. Notre enquête se focalisera principalement sur la Péninsule italienne, avec quelques ouvertures possibles aux autres territoires européens, telle la Péninsule ibérique, ou encore les régions transalpines où l’avènement précoce de l’imprimerie a suscité des négociations inédites avec les opérations manuelles et les pratiques d’écriture (aménagements graphiques, addenda et à-plats colorés, etc.). Grâce aux récents apports de l’histoire des techniques quant aux procédés et expérimentations des fabriques de papier, notamment dans les manufactures pionnières situées à Fabriano dans les Marches (Castagnari, 2014), nous chercherons à saisir de quelles façons ont pu être pensées les étapes du processus de transformation auquel le papier est soumis.
Cette journée souhaite réunir des spécialistes et jeunes chercheurs issus de champs disciplinaires distincts (histoire de l’art, histoire des techniques, anthropologie et théorie artistique) afin de permettre un dialogue entre des études de cas offrant chacune l’occasion d’affronter des problèmes méthodologiques plus généraux et d’ouvrir des perspectives théoriques transversales.

Des questions connexes à notre sujet ne manqueront pas d’être ponctuellement soulevées, telles :
- la définition des critères d’usages du papier en regard de ceux du parchemin ;
- la question des occurrences de la préservation d’opérations manuscrites face à la généralisation progressive de l’imprimerie et de l’image gravée.

Modalités de participation :
Les propositions de communication (2500 signes maximum) écrites en français, en italien ou en anglais, et accompagnées d’un bref CV, sont à envoyer avant le 15 mai 2023 aux organisatrices : Valeria Motta (Université de Lille, IRHIS, mottavaleriagmail.com) et Gwladys Le Cuff (EHESS, Cral-Cehta / Université de Lille, gwladys.lecuffgmail.com). Merci de mentionner « JE - De la page manuscrite aux bòti de carton » en objet. Les auteurs des présentations retenues seront prévenus au cours du mois de juin.
La journée d’étude se déroulera le vendredi 20 octobre 2023 à l’Université de Lille (Campus Pont-de-Bois, Villeneuve d’Ascq). L’Institut de Recherche d’Histoire du Septentrion prendra en charge le transport des intervenants dans la mesure du possible.

Bibliographie indicative :
- Malcolm Baker, « Limewood, Chiromancy, and Narratives of Making: Writing about the Materials and Processes of Sculpture », Art History, 21, n. 4, 1998, p. 498-530.
- Caroline Walker Bynum, Christian Materiality: An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New York, Zone Books, 2011.
- Manlio Calegari, Giancarlo Castagnari (dir.), Contributi italiani alla diffusione della carta in occidente tra XIV e XV secolo, convegno di studi (Fabriano, Pia Università dei Cartai, 22 juil. 1988), Fabriano, 1990.
- Raffaele Casciaro, « Entre stuc et papier mâché : sculptures polymatérielles de la Renaissance italienne », Techne, 51, 2021, p. 32-39.
- Giancarlo Castagnari, Emanuela Di Stefano, Livia Faggioni (dir.), Alle origini della carta occidentale, tecniche, produzioni, mercati, secoli XIII-XV, atti del convegno (Camerino, Palazzo ducale, 4 ottobre 2013), Fabriano, Fondazione Gianfranco Fedrigoni, Istituto europeo di storia della carta e delle scienze cartarie, ISTOCARTA, 2014, « Collana di storia della carta », vol. 12.
- Maria Alessandra Chessa, « The substance of divine grace: ex-votos and the material of paper in early modern Italy », in Suzanna Ivanič, Mary Laven and Andrew Morrall (ed.), Religious materiality in the early modern world, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2019, p. 51-66.
- Anouk Cohen, Damien Mottier (dir.), « Pour une anthropologie des matérialités religieuses », introduction au dossier « La force des objets – Matières à expériences », Archives des sciences sociales des religions, 174, avril-juin 2016, en ligne : https://journals.openedition.org/assr/27690 (consulté le 03/01/2023)
- Chiara Cresciani, « Opus and Sermo : The Relationship Between Alchemy and Prophecy (12th-14th Centuries) », in Early Science and Medicine, 13 (1), 2008, p. 4-24.
- Ralph Dekoninck, Marie-Christine Claes & Barbara Baert (ed.), Ornamenta sacra. Late Medieval and Early Modern Liturgical Objects in a European Context (1400-1800), Bruxelles, Peeters, 2019.
- Alain Dierkens, Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne (dir.), La Performance des images, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2009.
- Pierre-Olivier Dittmar, Pierre Antoine Fabre, Thomas Golsenne, Caroline Perrée (dir.), « Matérialiser les désirs. Techniques votives », Techniques & Culture, 70, 2018.
- Antony Eastmond (ed.), Viewing inscriptions in the late antique and medieval world, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
- Florence Gal, Jean-Patrice Boudet, Laurence Moulinier-Brogi, Vedrai mirabilia. Un libro di magia del Quattrocento, Rome, Viella, 2017.
- Cyril Gerbron, « Le Christ est une page. Exégèse et mémoire dans l'armadio degli argenti de Fra Angelico », Histoire de l'art, 71, 2013, p. 51-62.
- Elina Gertsman, « Multiple impressions: Christ in the winepress and the semiotics of the printed image », Art History, 36, 2013, 2, p. 310-337.
- Jonathan Green, Printing and Prophecy: prognostication and media change, 1450 – 1550, Ann Arbor (Mich.), The University of Michigan Press, 2012.
- Paula Hohti Erichsen, Artisans, objects, and everyday life in Renaissance Italy: the material culture of the middling class, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2020.
- Peter Howard, Nicholas Terpstra, Riccardo Saccenti (ed.), Renaissance religions: modes and meanings in history, Turnhout, Brepols, 2021.
- Anna H. Krauß (ed.), Material aspects of reading in ancient and medieval cultures: materiality, presence and performance, Berlin - Boston, De Gruyter, 2020.
- Le papier à l’œuvre, dir. Natalie Coural, Dominique Cordellier, Hélène Grollemund, catalogue de l’exposition (Paris, Musée du Louvre, 9 juin – 5 sept. 2011), Paris, éditions du Louvre - Hazan, 2011.
- Claude Laroque et Valérie Lee (dir.), Papiers en volume, traditions asiatiques et occidentales, actes de la journée d’étude du 4 novembre 2016, site de l’HICSA, Paris 1 – Panthéon Sorbonne.
- Carla Meyer-Schlenkrich, Sandra Schultz, Berndt Schneidmüller (dir.), Papier im mittelalterlichen Europa: Herstellung und Gebrauch, Berlin, De Gruyter, 2015.
- Ottavia Niccoli, Profezia e popolo nell'Italia del Rinascimento, Rome-Bari, Laterza, 1987.
- Barbara Obrist, « Visualization in Medieval Alchemy », HYLE—International Journal of Philosophy and Chemistry, 2003, vol. 9, n. 2, p. 131-170.
- Éric Palazzo, L’invention chrétienne des cinq sens dans la liturgie et l’art du Moyen Âge, Paris, Éditions du Cerf, 2014.
- Raphaèle Preisinger, « A return to medieval visuality after the material turn », in Ead. (ed.), Medieval art at the intersection of visuality and material culture, Turnhout, Brepols, 2021, p. 23-35.
- Gian Luca Potestà (dir.), Profezie illustrate gioachimite alla corte degli Estensi, Modène, Franco Cosimo Panini Editore, 2010.
- Roberto Rusconi, « “Ex quodam antiquissimo libello”. La tradizione manoscritta delle profezie nell'Italia tardo-medievale: dalle collezioni profetiche alle prime edizioni a stampa », in W. Verbeke, D. Verhelst, A. Welkenhuysen (ed.), The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Age, Leuven, Brill, 1988, p. 441-472.
- Livia Stoenescu (ed.), The interaction of art and relics in late medieval and early modern art, Turnhout, Brepols, 2020.
- Nancy K. Turner, « Surface effect and substance : precious metals in illuminated manuscripts », in Salvatore Ackley and Shannon L. Wearing (dir.), Illuminating metalwork : metal, object, and image in medieval manuscripts, Berlin-Boston, De Gruyter, 2022, p. 51-110.
- Aby Warburg, « La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l'époque de Luther », Essais florentins, Paris, Klincksieck, 2003, p. 247- 286 [Bildniskunst und florentininisches Bürgertum, I, Lipsia, Hermann Seemann Nachfolger, 1902.]
- Nicolas Weill-Parot, « Des images qui disent et font dire l’avenir ? : talismans, divination et bonne fortune (XIIIe-XVe siècle), in Alessandro Palazzo, Irene Zavattero (dir.), Geomancy and other forms of divination, Florence, SISMEL - Edizioni del Galluzzo, 2017, coll. « Micrologus Library » n°87, p. 519-535.
- Nicolas Weill-Parot, Les « images astrologiques » au Moyen Âge et à la Renaissance : spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XIIe-XVe siècle), Paris, Honoré Champion, 2002.
- Ittai Weinryb, « Living Matter: Materiality, Maker, and Ornament in the Middle Ages », Gesta, 52, 2, 2013, p. 113-132.

Quellennachweis:
CFP: De la page manuscrite aux «bòti» de carton (Villeneuve d'Ascq, 20 Oct 23). In: ArtHist.net, 17.03.2023. Letzter Zugriff 28.03.2024. <https://arthist.net/archive/38821>.

^