Objets Vivants – Colloque international
École des arts de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Centre Saint-Charles
Organisé par Rahma Khazam et Neli Dobreva
Aborder à la fois la question de l’objet et du vivant dans une perspective de la philosophie de l’art, de l’esthétique, de l’art contemporain, de la biopolitique et de la technologie, nécessite tout d’abord de nous interroger sur la manière dont nous définissons ces deux termes et en quoi ils peuvent converger. En effet, avec l’apparition d’objets inanimés paraissant vivants (robots, internet des objets), l’objet est de plus en plus en proie à des états et des phénomènes intermédiaires et indéterminés qui se rapprochent toujours davantage du vivant. Quant au vivant, il devient de plus en plus difficile de le séparer du non-vivant, depuis que l’intelligence artificielle a démontré leur proximité. Pouvons-nous en conclure que l’objet n’est plus opposé au vivant, que depuis l’avancement et la consolidation de l’écologie, des biotechnologies, des nouvelles technologies, etc., leur relation est une affaire conclue ?
En réalité, la question n’est pas si simple, car en questionnant la distinction entre l’objet soi-disant inerte et l’être ou l’animal vivant, ne questionnons-nous pas en même temps les divisions entre humain et non-humain, sujet et objet, intelligence naturelle et artificielle ?
L’être pensant doit-il obligatoirement assumer la position du sujet qui domine l’objet inerte non-vivant, ou ce rapport peut-il s’inverser ? D’ailleurs, sur quelles bases définissons-nous le vivant ou le sujet et l’opposons-nous à l’objet ? Sujet et objet sont-ils voués à disparaître et se fondre l’un dans l’autre, engloutis dans le maelstrom d’états indéterminés qui définissent actuellement le vivant et le non-vivant ? Ou bien le sujet et l’objet se mettront-ils sur un pied d’égalité de façon à conserver leur autonomie ? Se pose alors avec acuité la question du choix entre autonomie et absorption, entre liberté de pensée et assimilation, à une époque où les nouvelles technologies de l’information et de la communication envahissent et transforment nos vies et nos esprits au point de mettre en cause notre faculté de libre arbitre (Žižek, 2020).
Si ces interrogations quant aux termes vivant/non-vivant, sujet/objet sont au coeur même de la philosophie contemporaine (nouveau matérialisme, réalisme spéculatif et dérivés), elles n’en sont pas moins vivement débattues : tout est-il relié à tout, comme le soutiennent certains adeptes du nouveau matérialisme, prônant une «relationnalité » tous azimuts ? Que penser de la théorie de Karen Barad (2007) selon laquelle l’objet n’a pas une existence indépendante, mais est profondément imbriqué avec le sujet ? On peut y opposer le réalisme spéculatif ou l’ontologie orientée objet – selon cette dernière (Harman 2011), le terme ‘objet’ englobe aussi bien les sujets que les objets, et chaque objet est autonome, inaccessible et « non relationnel», qu’il soit vivant ou non-vivant. Notre investigation s’étend également à des théories plus récentes concernant le vivant et/ou l’objet, quel que soit le parti pris philosophique qu’elles représentent.
Les interrogations concernant le vivant sont en passe de devenir tout aussi importantes dans d’autres champs de recherche et disciplines. En matière de technologie, l’étude des rapports humain-machine, et notamment la créativité de l’intelligence artificielle et ses capacités d’interaction avec l’humain constituent une question essentielle. Quant à la bio-politique, elle se définit dans le sillage de Foucault comme l’intégration du vivant dans la politique, ou plus précisément, comme « l’ancrage des technologies libérales de gouvernement dans les propriétés biologiques des sujets » (Bossy, Briatte, 2011). Nous pouvons également mobiliser le concept de zôê repris par Agamben, qui semble intéressant quant à la distinction zôê (le simple fait de vivre) vs. bios (la façon de vivre caractérisant un individu ou un groupe) (Agamben, 1997). Remettant en cause de telles séparations, le Manifeste convivialiste appelle à la création de nouveaux récits en symbiose avec nos vies contemporaines, convoquant ainsi une forme de résistance, ou encore de résonance (Hartmut Rosa, Nathanaël Wallenhorst), qui pourrait sortir le vivant de la crise de l’imaginaire et du pouvoir.
La notion du vivant a aussi une longue histoire : nous nous bornerons ici à évoquer les premiers naturalistes, qui isolaient « des corps vivants » (Lamarck, 1802), ou travaillaient sur l’inventaire et l’origine des espèces (Darwin, 1859), ainsi que les biologistes introduisant sur la scène de la connaissance le terme d’« écologie » au sens d’interaction avec le milieu, vivant ou non-vivant. Ces notions interviennent aussi dans les premiers pas de la littérature dys/utopique d’hybridation entre vivant/ non-vivant et artificiel (Mary Shelley, 1818 ; Ian McEwan, Machines Like Me, 2019) et dans les premiers essais en « biologie synthétique » faisant entrer le végétal en relation avec la sciences et la technique. Aujourd’hui les analogies et convergences entre le vivant, le non-vivant et les technologies de pointe se produisent toutes disciplines confondues, depuis l’apparition du terme d’anthropocène en écologie (Stoermer, 1980) et plus tard en chimie (Crutzen, 2000), jusqu’aux « quasi-objets » de Michel Serres (Le Parasite, 1980 ; Genèse, 1981), à la frontière entre humain et non humain : animalier, végétal, minéral etc. Pour Bruno Latour (1991), des objets tels « une centrale nucléaire, un trou dans la couche d’ozone, une carte du génome humain etc. » forment des « quasi-objets », constituant une conception de la nature englobée par un discours politique ou social. Ainsi, ce sont les objets hybrides qui constituent le monde, relevant aussi bien de la technique et de la culture, de l’humain que du non-humain.
Quant au monde de l’art, il se met à suivre les découvertes scientifiques quant à l’évolution du vivant. Cela nous permet-il de décloisonner l’expérience esthétique avec des oeuvres d’art « hybridées » par l’expérience scientifique, qui tiennent compte du végétal ensemble avec tout le vivant, en conservant l’objet de l’écologie et en laissant « les corridors » (Zask, 2019) qui relient le vivant au non-vivant ? Le vivant peut aussi devenir l’objet même de la pratique de certains artistes : le bio-art suit les expériences de la génétique ou de l’intelligence artificielle appliquées au vivant, tandis que le bio-hacking travaille en mode participatif indépendamment du discours scientifique dominant. Tout aussi pertinentes sont l’expérience et l’expertise apportées par le modèle d’une entité organique autorégulatrice, unicellulaire, ni animal ni plante, interagissant avec son environnement : le « blob ». Cependant ces expériences, telles que celles conduites par des artistes comme Eduardo Kac, Stelarc, Špela Petrič et bien d’autres, ne témoignent-elles pas le plus souvent d’une « objectivation » du vivant, sans pour autant accorder à ces éléments vivants une quelconque autonomie ou vie propre en dehors de leur relation avec l’humain ?
Or, ce qui nous intéresse à présent, c’est de savoir si, en dehors de cette interdépendance vis-à-vis de l’humain, l’art pourrait exprimer et rendre sensible une autonomie de l’« objet vivant ». Si on suit les avancées en la matière, il s’avère qu’il existe d’autres approches au vivant dans le monde de l’art contemporain qui ne tentent ni «d’objectiviser » le vivant ni de le fondre dans le non-vivant mais lui accordent une autonomie et encouragent son évolution (Jean-Luc Bichaud, Jacques Vieille, Michel Blazy etc.). Comme le formule Jean-Luc Bichaud, ces artistes qui explorent les enjeux de signification qui se dissimulent dans la composition formée par les termes objet /animé / inanimé/ vivant /semi-vivant, abordent la question d’une “greffe” possible entre la question du vivant et celle de l’objet. Ce faisant, il ne s’agit pas de les fondre l’un dans l’autre, mais au contraire de mettre en avant leurs spécificités et différences. Quel rôle pourrait jouer dans l’esthétique contemporaine l’ « objet vivant » pris dans ce dernier sens ? Comment le vivant et le non-vivant compris comme autonomes l’un de l’autre, ayant chacun leur « vie » propre, mais toutefois greffés ensembles, juxtaposés, sur un pied d’égalité, pourraient-ils nous émouvoir par une forme sensible se révélant dans l’oeuvre d’art ?
Alors la question qui se pose dans ce cas précis serait celle de savoir : pourrions-nous saisir le vivant, voire même l’« objet vivant » de façon à prétendre renverser, ou au moins contester le rapport kantien à l’objet supposé produire le « beau » au contact du sujet ? Ou s’agit-il plutôt de saisir l’objet vivant au-delà de tout intérêt ou volonté de jugement ou d’analyse, de façon à faire écho à la notion de plaisir désintéressé de Kant, selon laquelle le sujet n’impose pas ses formes sur le monde, mais se laisse façonné par celui-ci (Shaviro, 2009) ? Autrement dit, pouvons-nous penser l’agentivité de l’objet ainsi que son autonomie, et quelles en sont les conséquences pour le rapport entre sujet et objet, vivant et non-vivant ?
En faisant appel à l’expérience et à l’intervention d’artistes qui créent à partir de ces interrogations, nous proposons de mener une réflexion collective, participative et interdisciplinaire afin de tracer les grandes lignes de démarcation que posent les « Objets vivants ». Les propositions retenues pourront se pencher sur les thèmes détaillés ci-dessus, mais aussi sur tout autre sujet ou discipline s’attachant à la question de l’objet ou du vivant.
Nous invitons artistes, théoriciens, philosophes, anthropologues ou scientifiques à nous soumettre des propositions de 300 mots, qui sont à envoyer simultanément à Rahma Khazam <rahmakwanadoo.fr> et à Neli Dobreva <dobreva.neligmail.com> avant le 13 Septembre 2021. Une publication suivra en 2022.
Références (non exhaustives) :
Agamben, Giorgio, Homo Sacer, 1997
Barad, Karen, Meeting the Universe Halfway, 2007
Bossy, Thibault, Briatte, François, « Les formes contemporaines de la biopolitique », dans
Revue Internationale de Politique Comparée, 2011
Brayer, Marie-Ange, Zeitoun, Olivier (dir.), La fabrique du vivant, 2019
Deuxième manifeste convivialiste, 2020
Durafour, Jean-Michel, Cinéma et cristaux, Traité d’éconologie, 2018
Foucault, Michel, Dits et écrits, 2001
Harman, Graham, The Quadruple Object, 2011
Latour, Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, 1991
Meillassoux, Quentin, Après la finitude, 2006
Serres, Michel, Genèse, 1981
Serres, Michel, Le Parasite, 1980
Shaviro, Steven, Without Criteria: Kant, Whitehead, Deleuze, and Aesthetics, 2009
Wallenhorst, Nathanaël, L’Anthropocène décodé pour les humains, 2021
Zask, Joëlle, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, 2019
Žižek, Slavoj, Hegel in a Wired Brain, 2020
Quellennachweis:
CFP: Objets Vivants (Paris, 18-20 Nov 21). In: ArtHist.net, 24.06.2021. Letzter Zugriff 27.12.2024. <https://arthist.net/archive/34445>.