La recherche menée par Dominic Olariu se révèle particulièrement ambitieuse et téméraire, étant donné la complexité du sujet traité. Les résultats de sa thèse, présentés dans un volumineux ouvrage, concernent un domaine d’étude dans lequel de nombreuses incertitudes persistaient, malgré des études antérieures qui avaient tenté de repérer et de dater la réapparition du portrait individuel en Occident. En effet, l’auteur propose de déterminer la période et les contextes sociaux d’apparition du portrait individuel au Moyen-Age. Il tente de déceler les signes précurseurs du portrait. D’emblée, la teneur de l’ouvrage est annoncée au lecteur par la citation de l’inscription se rapportant à la réalisation du masque mortuaire de Dürer: la question du portrait sera judicieusement abordée à la lumière des pratiques funéraires.
Les conclusions auxquelles l’auteur parvient au terme d’une étude interdisciplinaire de large envergure constituent un apport essentiel sur la question. Le portrait ressemblant apparaîtrait au cours de la deuxième moitié du XIIIe siècle, en Italie. Sa réapparition en Occident s’inscrit dans un mouvement plus large de la deuxième moitié du XIIe siècle qui revalorise le corps humain et témoigne d’une volonté de conserver la ressemblance de l’homme, dont la plus claire manifestation s’observe dans l’évolution des rites funéraires. La durée d’exposition des cadavres des personnages insignes s’allonge progressivement entraînant la nécessité de conserver le plus longtemps possible l’apparence de leur visage et de leur corps. A cet effet, la pratique de l’embaumement et la réalisation de masques mortuaires sont développées, probablement par influence byzantine. De manière significative, le mot „portrait“ apparaît en langue française durant la deuxième moitié du XIIe siècle, et même s’il revêt une palette de significations variées, la référence à la reproduction mimétique d’un individu est présente dès l’apparition du terme. L’étude présentée ici permet de démontrer, par la recherche étymologique et par l’analyse des rites funéraires, que l’émergence du portrait occidental est étroitement liée au culte mortuaire. De même que l’embaumement des dépouilles est réservé à certains personnages du haut de la hiérarchie sociale ou ecclésiastique, les „portraitures“ sont elles aussi dévolues aux personnages remarquables et signalent le caractère vertueux de ceux-ci.
L’ouvrage s’articule en six parties qui amènent, sans aucune économie d’argumentation, le lecteur à percevoir progressivement les modalités de l’apparition du portrait. La première partie consiste en une fine analyse étymologique de la „pourtraiture“. Tout comme les études antérieures l’avaient constaté, la première attestation du mot „portrait“ se situe au milieu du XIIe siècle. L’auteur la trouve dans „Philomena“ de Chrétien de Troyes, vers 1160-1170, où „portrait“ signifie alors une „représentation par l’image“. Signalons que nous repérons trois occurrences antérieures, vers 1150, dans le roman de „Floire et Blancheflor“[1]. L’aisance et la minutie dont l’auteur fait preuve dans le dépouillement et dans l’analyse des textes littéraires de la période lui permettent de mettre en avant plusieurs aspects importants relatifs à l’évolution de la sémantique de la „portraiture“. Après avoir identifié le contexte géométrique de l’emploi du mot latin „protrahere“, il repère que „portraire“ apparaît en littérature française en référence à des représentations de broderie et de tapisserie. Puis, les „portraitures“ évoquant des personnes réelles apparaissent au tout début du XIIIe siècle pour se généraliser à la fin du siècle. De plus, l’auteur montre que la „portraiture“, lorsqu’elle désigne la représentation d’un individu, est réservée aux personnes illustres, et que cette qualité-ci prévaut dans l’utilisation du terme en tant que représentation mimétique.
La deuxième partie est consacrée à la pratique de l’embaumement, puisque celle-ci témoigne de la volonté de conserver l’aspect d’un individu au-delà de son trépas et est liée à l’exposition publique des cadavres de hauts dignitaires, introduite en Occident sous influence byzantine. Réservé à des personnes exceptionnelles (rois, reines, papes, hauts dignitaires de l’Eglise), l’embaumement trouve ainsi une correspondance avec la valeur sémantique des „portraitures“ et réapparaît vers 1200. Le corps d’Henri II, en 1189, est exposé à visage découvert lors de ses funérailles, coutume qui devient progressivement d’usage courant. La prolongation de la durée d’exposition du cadavre entraîne le développement de la technique d’embaumement et du moulage du visage à la cire. Ces modifications du rite funéraire témoignent de la volonté et de l’intérêt de conserver intacte la physionomie humaine de certains personnages. L’embaumement en cire est attesté en France pour la première fois en 1226 avec Louis VIII. Grâce aux traités médicaux, l’auteur parvient à suivre l’intérêt pour la ressemblance du corps humain durant le XIIIe siècle en montrant que les médecins connaissent la méthode de moulage en cire du corps et éprouvent la volonté de préserver les traits physiques du défunt. Plusieurs cas d’exposition et d’ostension de dépouilles royales aussi révélateurs les uns que les autres sont présentés et fournissent un dossier aussi passionnant que complet. Ils manifestent la mise en scène des cadavres qui sont exhibés de diverses manières, parfois en position assise héritée du monde byzantin.
La partie suivante poursuit la thématique funéraire en explorant la pratique du masque mortuaire. Elaboré par les Romains à des fins mémorielles, le masque en cire réapparaît au Moyen Age après sa disparition dès le VIIe siècle. Les empreintes faciales de saint Bernardin de Sienne et de Filippo Brunelleschi, habituellement considérées comme les premiers exemplaires conservés, auraient en fait plusieurs précédents. L’auteur parvient en effet à remonter au XIIIe siècle entre autres en démontrant de manière convaincante que le moulage d’Edouard III (1377) est bel et bien un masque funéraire et que la sculpture la sculpture d’Isabelle d’Aragon à Cosenza provient de l’emploi d’un masque mortuaire sur lequel apparaissent les traits déformés de la jeune reine morte accidentellement en 1271.
Une fois la question du portrait traitée sous l’angle étymologique et funéraire, un vaste détour par la scolastique du XIIIe siècle aborde la notion d’individu ainsi que le concept de ressemblance. La reconnaissance de l’apparence corporelle comme signe distinctif d’un être humain étant la condition préalable à la représentation d’un individu, l’étude des textes de Thomas d’Aquin et de Pietro d’Abano démontre l’existence d’une théorisation de la ressemblance individuelle au XIIIe siècle. Cette thématique se poursuit dans la cinquième partie qui tend à lier la notion de portrait à la conception de l’homme au XIIIe siècle. En partant de Thomas d’Aquin et des textes théologiques, l’auteur montre que le corps humain est perçu comme le siège de l’image de Dieu, conception manifeste dans l’exemple de saint François d’Assise. La ressemblance est pensée comme principe de l’imago Dei et reflète les qualités vertueuses de l’individu.
Au terme du parcours, la boucle semble bien bouclée. Après avoir amorcé l’idée de la présence d’une qualité morale dans le portrait dès son apparition en littérature vers 1200, après avoir établi que l’embaumement et le masque funéraire sont destinés à préserver les qualités physiques d’un personnage illustre au-delà de sa mort – personnage qui par son statut royal ou ecclésiastique entretient un lien privilégié avec Dieu –, l’auteur confirme que la scolastique du XIIIe siècle perçoit la ressemblance comme l’expression des qualités morales de l’individu. Les conclusions de l’étude étymologique rejoignent celles qui résultent de l’analyse des rites funéraires: au tournant des XIIe et XIIIe siècles un intérêt pour la ressemblance, pour l’extérieur physique des individus du haut de la structure sociale se manifeste. Une transmission par l’intermédiaire byzantin est possible, puisque l’intérêt pour la ressemblance des traits physiques ne disparaît pas à Byzance. La dernière partie de l’ouvrage reprend les idées énoncées précédemment en insistant sur les rapports entre représentation mimétique et qualités vertueuses. De plus, plusieurs effigies françaises et anglaises des XIVe et XVe siècles sont repérées à partir de documents textuels.
Le texte principal est complété par de nombreuses annexes qui forment un volume conséquent de documentation et offrent un matériau de recherche précieux. Cette section contient le résultat des recherches d’occurrences des mots „pourtraire“ et „contrefaire“ et de leurs variantes depuis la deuxième moitié du XIIe siècle jusqu’au XVe siècle, plusieurs textes relatifs aux pratiques de l’embaumement et de l’exposition publique des cadavres, un complément de réflexion sur l’image de Dieu en l’homme au XIIIe siècle et finalement, une édition et une traduction inédite du texte de Boncompagnon de Sienne sur les coutumes des enterrements (1215).
Voici brièvement présentés ici les points principaux de l’ouvrage de Dominic Olariu. Les exemples plastiques et littéraires sont nombreux, toujours richement documentés. Chacun des sujets traités donne lieu à une recherche extrêmement approfondie dont les conclusions sont solidement argumentées. L’auteur n’a pas hésité à dépasser les limites de la période médiévale pour parcourir le monde antique ou byzantin lorsque nécessaire. Il en ressort donc une mise au point salutaire qui ouvre la voie à de nouvelles perspectives et pose de solides jalons sur l’histoire de la résurgence du portrait à la fin du Moyen Age.
Note
[1] Le conte de Floire et Blancheflor, éd. Jean-Luc Leclanche, Paris, Champion, 1983, vv 449, 2888, 2905.
Olariu, Dominic: La genèse de la représentation ressemblante de l'homme. Reconsidérations du portrait à partir du XIIIe siècle, Bern u.a.: Peter Lang 2014
ISBN-13: 978-3-0343-0051-3, 602 p., EUR 95,20, Inhaltsverzeichnis
Empfohlene Zitation:
Laurence Terrier Aliferis: [Rezension zu:] Olariu, Dominic: La genèse de la représentation ressemblante de l'homme. Reconsidérations du portrait à partir du XIIIe siècle, Bern u.a. 2014. In: ArtHist.net, 07.09.2014. Letzter Zugriff 21.12.2024. <https://arthist.net/reviews/8236>.
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