Histoire de l’art, no. 98: Sortir de l’anonymat. Biographies d’artistes, biographies d’objets.
« Je choisis de garder mon identité cachée parce que, souvent, quand vous connaissez l’artiste, vous pensez aussi connaître son art. » — Banksy
Identités et noms d’artistes sont aux fondements de l’histoire de l’art telle qu’elle s’érige en discipline en Occident depuis la Renaissance (Vasari 2005). Pourtant, la visite de bien des musées confond par l’absence de ces identités artistiques, ou par leur présence implicite plutôt qu’explicite, tant sont nombreux les cartels sans mention de créateurs, les « maîtres de » ou, de plus en plus, dans les musées consacrés aux arts extraoccidentaux notamment, les « artistes inconnus », celles et ceux « dont les noms ne nous sont pas parvenus », « autrefois connus » (once known). Ces formulations reflètent divers moments de la recherche internationale en histoire de l’art et soulignent le renouveau des approches. Aujourd’hui, elles tendent parfois à remplacer un terme qui suggère peut-être davantage encore l’absence : anonyme. Ce sont sur ces nuances d’anonymat, et sur les façons dont les historiens de l’art les ont étudiées, ont cherché à les comprendre, à les qualifier, à les combattre parfois, que ce numéro de la revue Histoire de l’art invite à se pencher. Les modalités de leur étude, le vaste champ auquel elles s’appliquent et le renouveau des méthodes qui les sous-tendent comptent parmi les axes que ce numéro souhaite privilégier.
À l’heure où les recherches de provenance se font plus impératives, c’est aussi, et peut-être surtout, la levée de ces anonymats qu’il nous faut considérer et interroger, en vertu de ce qu’elle nous apprend du statut des artistes ou collectifs d’artistes, mais aussi des propriétaires et des destinataires successifs des œuvres, des circonstances de leur translocation (Savoy et Terroni 2015) et, plus largement, de leur « vie sociale » (Appadurai 1986). Lever l’anonymat, attribuer, réattribuer, démasquer en quelque sorte, occupe de longue date de nombreux chercheurs et experts, issus de divers pans de la discipline. Médiévistes (Douchet et Naudet 2016), archéologues, mais aussi ethnologues (Cuisenier 1989), historiens de l’art africain (Olbrechts 1946, Lehuard 1999, Fischer 2015) ou océanien (Gerbrands 1967, Beran 1996, Neich 2001), collectionneurs et marchands (Grunne 2001), tous ont apporté ces dernières décennies de nouvelles informations. En problématisant les enjeux qui structurent la fin ou non de l’anonymat, ce numéro souhaite faire état de recherches en cours et de nouveaux résultats, y compris en ce qui concerne l’attribution d’œuvres à un nom d’artiste, à un atelier, mais aussi la reconnaissance de modèles (Lafont 2019) et de personnes représentées, photographiées, ou bien encore l’identification de détenteurs initiaux et successifs des œuvres (Sarr et Savoy 2018).
Éthique(s) de l’anonymat
L’anonymat interroge le statut que l’on donne à l’artiste, à son œuvre et à son expertise. L’une des questions que ce numéro souhaite poser est donc celle d’une éthique de l’anonymat, et, pour mieux la comprendre, il invite à explorer les origines possibles et les modalités de l’absence de nom. Les contributions suivant cet axe pourront mettre en relief, notamment, l’intention ou la circonstance qui conduit à l’absence de nom. L’anonymat peut en effet être réfléchi, souhaité et recherché par le producteur, au sein de sa culture d’origine ou a posteriori, comme il peut être subi, étant « aussi bien contrainte sociale que source de liberté » (Silaam 2017). L’absence du nom du producteur reflète aussi, parfois, l’embarras du chercheur ou du collecteur lorsqu’il faut statuer sur la valeur de l’artefact. Quelles sont alors les raisons, les intentions politiques, éthiques ou historiques, voire commerciales, qui sous-tendent la recherche d’identité, l’attribution à un artiste comme à un atelier ? Selon quels critères se construisent de telles attributions et les termes qui permettent de désigner, à partir des œuvres ou d’autres éléments, ces identités d’ateliers et de créateurs qui souvent demeurent vagues ?
La question de la signature est ici centrale. Pour beaucoup, elle distingue l’œuvre d’art de la production triviale, rendant tangible la présence d’un artiste ou d’un collectif d’artistes derrière l’œuvre. C’est cette capacité de la signature à faire œuvre que les célèbres ready-made de Marcel Duchamp, bien sûr, questionnent. Mais au-delà de l’ambivalence du statut de l’artiste dans la création, de tels exemples permettent d’interroger d’autres formes d’anonymat, y compris un anonymat de production, celui de celles et ceux qui auraient présidé à la confection d’objets ou de matériaux qui, in fine, deviennent constitutifs de l’œuvre notamment. La signature ou son absence permettent aussi de distinguer des formes d’anonymats revendiqués davantage que subis (DeGloma 2023). L’anonymat délibéré s’explique, par exemple, dans certaines cultures par la préservation de secrets de confection, relevant de sociétés d’initiation. Il peut aussi être le reflet d’une volonté de l’artiste ou du collectif de s’effacer derrière l’œuvre, y compris pour que celle-ci puisse avoir sa vie propre, libérée des contraintes que la notoriété ou simplement l’existence de l’artiste pourrait lui imposer. Ainsi, certains céramistes japonais choisissent de ne jamais signer les objets qu’ils façonnent. Ils leur permettent alors d’être utilisés, affranchis de l’injonction selon laquelle l’œuvre d’art ne pourrait utile, elle-même récurrente dans les débats qui portent sur le statut des objets que l’on dit d’art, de design ou de mode, par exemple.
Cet anonymat choisi prend aussi parfois, dans le monde du street art par exemple, la forme d’un pseudonymat, rejoignant des problématiques qui sont aussi celles de notre monde hyperconnecté (Georges, Seilles et Sallantin 2010). Le pseudonyme permet à l’artiste de revendiquer la parenté ou la propriété de l’œuvre, tout en dissimulant son identité. Quels effets ces anonymats et pseudonymats, ont-ils sur notre compréhension des œuvres et sur leur intégration, ou non, à une histoire de l’art mondialisée, globalisée et en partie numérique ? Ce sont aussi les réseaux parallèles, divergents ou complémentaires aux savoirs académiques, que ces anonymats-là permettent d’interroger.
Les questions de propriété et d’identité se déploient également dans les sphères juridiques, clefs alors que se systématisent les questions de données personnelles, les recherches de provenance, mais aussi alors que la propriété intellectuelle et le droit des artistes bénéficient d’une reconnaissance de plus en plus explicite et normée. Or, dans beaucoup des mondes de l’art sur lesquels se penche la revue Histoire de l’art, et ce numéro en particulier, les notions de propriété, ainsi que les formes d’anonymat et de revendication qui sont leurs corollaires, sont plurielles. Ce numéro accueillera donc volontiers des contributions interrogeant la façon dont ces identités multiples s’inscrivent ou, au contraire, disparaissent de la biographie des œuvres, fussent-elles celles des artistes, des commanditaires, des propriétaires ou des destinataires. Quelles sont celles qui, selon les circonstances et les milieux, prévalent ? Quelles sont, au contraire, les identités qui tendent à se perdre et pourquoi ? Quels impacts peut alors avoir le travail de l’historien de l’art qui cherche à les retrouver, à les rassembler ? Lever ces anonymats contribue-t-il, par exemple, à accentuer la valeur marchande de l’œuvre ? Dans ce dernier cas, comment comprendre l’attribution à des noms, parfois arbitraires, d’artistes et la valorisation de propriétaires successifs qui formerait un pedigree ? Ces attributions peuvent-elles au contraire favoriser une reconnaissance de la propriété artistique et intellectuelle d’un artiste, voire d’une communauté ? Nous n’excluons pas, dans ce numéro, de revenir également sur les enjeux qui entourent la question des droits d’auteurs, de l’usage des œuvres et des ayants droit, quels que soient les domaines de productions, des arts plastiques à la musique.
Idéologie(s) de l’anonymat
L’effacement des identités a été et demeure, bien sûr, une arme politique. De la suppression du nom ou des images d’opposants politiques aux iconoclasmes missionnaires, il y a dans certains anonymats une violence que ce numéro souhaite également rappeler et interroger. Mais sortir ou lutter contre de tels anonymats revêt aussi une dimension idéologique. Au-delà des noms, perdus, cachés ou tus (Douchet et Naudet, 2017), il s’agira par exemple de se demander comment l’anonymat frappe davantage certaines catégories sociales.
La façon dont le genre, l’origine (Price 1989), l’inscription professionnelle ou la généalogie des artistes, des commanditaires, des collectionneurs, des sujets représentés ou d’autres acteurs s’inscrit dans la genèse des anonymats est au cœur des questions que ce numéro souhaite aborder. Ainsi, la visibilité des femmes ou des artistes queer, par exemple, varie selon les périodes de production, les lieux, mais aussi les moments de la recherche en histoire de l’art. Les hiérarchies professionnelles, sociales ou coloniales président, elles, à bien des postérités lacunaires, amputées de l’identité de nombreux auteurs.
Les identifications, attributions et revendications d’identités particulières font à l’inverse aussi écho à des phénomènes intellectuels et culturels dont il faut souligner la pertinence autant que les biais. C’est selon un prisme européen, surtout, que de nombreux collecteurs relevèrent ou recherchèrent les noms d’artistes issus de mondes passés ou extraoccidentaux, faisant quelquefois abstraction des processus de construction identitaire et sociale de leurs sphères culturelles d’origine, pour mieux les intégrer à celles qui permettraient la reconnaissance de leur art dans les milieux euro-américains contemporains. En résultent parfois des distinctions qui, sous couvert de révéler et de donner à connaître l’artiste, tendent à leur tour à la classification ou à la hiérarchisation (voir aussi no 97).
Les synopsis, comprenant une présentation du sujet problématisé (1 page), une bibliographie sommaire sur le sujet et une biographie de l’auteur (500 signes), sont à adresser sous forme de fichier PDF unique par courriel à revueredachistoiredelartgmail.com pour le 15 janvier 2026 au plus tard.
Les projets retenus par le comité de rédaction feront l’objet d’articles à remettre pour le 26 avril 2026.
Coordinatrices du no 98 : Gaëlle Beaujean (musée du quai Branly – Jacques-Chirac) et Stéphanie Leclerc-Caffarel (musée du quai Branly – Jacques-Chirac). Rédactrice en chef : Dominique de Font-Réaulx (musée du Louvre). Secrétaire de rédaction : Delphine Wanes (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
Histoire de l’art est éditée par l’APAHAU, avec le soutien du ministère de la Culture, du Centre national du livre, de l’École du Louvre, de l’Institut national d’histoire de l’art et du Centre allemand d’histoire de l’art.
Bibliographie
Appadurai, Arjun (dir.), The Social Life of Things, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
Beran, Harry, Mutuaga, a Nineteenth-Century New Guinea Master Carver, Wollongong, The University of Wollongong Press, 1996.
Cuisenier, Jean (dir.), Anonymat et Signature, Paris, La Documentation française, 1989.
DeGloma, Thomas, Anonymous: The Performance of Hidden Identities, Chicago, The University of Chicago Press, 2023.
Douchet, Sébastien, et Valérie Naudet (dir.), L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016.
Fischer, Eberhard, et al., Les Maîtres de la sculpture en Côte d’Ivoire, cat. exp. (Paris, musée du Quai Branly, 2015), Paris, Musée du Quai Branly et Skira, 2015.
Georges, Fanny, Antoine Seilles et Jean Sallantin, « Des illusions de l’anonymat », Terminal, no 105, 2010.
Gerbrands, A. A., Wow-Ipits. Eight Asmat Woodcarvers of New Guinea, Berlin, De Gruyter Mouton, 1967.
Grunne, Bernard de, et al., Masterhands: Afrikaanse Beeldhouwers in de Kijker = Mains de maîtres. À la découverte des sculpteurs d’Afrique, Bruxelles, BBL, 2001.
Lafont, Anne, « Madeleine », dans Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, cat. exp. (Paris, musée d’Orsay ; Pointe-à-Pitre, Mémorial Acte, 2019), Paris, Musée d’Orsay et Flammarion, 2019.
Lehuard, Raoul, et al., Ni anonyme ni impersonnel, actes (Vanves, théâtre municipal, 1999), Arnouville, Arts d’Afrique noire, 1999.
Neich, Roger, Carved Histories: Rotorua Ngāti Tarawhai Woodcarving, Auckland, Auckland University Press, 2001.
Olbrechts, Frans M., Plastiek van Kongo, Anvers, Standaarrd-Boekkhandel, 1946.
Price, Sally, Primitive Art in Civilized Places, Chicago, University of Chicago Press, 1989.
Sarr, Felwine, et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Ph. Rey et Seuil, 2018.
Savoy, Bénédicte et Christelle Terroni, « La mémoire restituée des œuvres volées », La Vie des Idées, 2015.
Silaam, « L’Anonymat, un objet qui ne dit pas son nom – Présentation », Silaam, 18 août 2017.
Vasari, Giorgio, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1568), éd. par André Chastel, rééd., Arles, Actes Sud, 2005.
Quellennachweis:
CFP: Histoire de l’art, no. 98: Sortir de l’anonymat. In: ArtHist.net, 21.10.2025. Letzter Zugriff 23.10.2025. <https://arthist.net/archive/50952>.