Journées d'étude: «Le gris à l'oeuvre. Figures, topiques et poétiques du gris, des camaïeux anciens aux zones grises contemporaines», Institut national d’histoire de l’art (INHA) et École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris.
Le gris est aporétique: à déplier les figures (visuelles, discursives, théoriques, ou encore politiques) qu’il habite et qu’il suscite, c’est une oscillation entre deux pôles contraires qui se dessine. Le gris est, de prime abord, pris dans le système de la couleur; mais il y est engagé, d’emblée, en tant que défaillance virtuelle: défaillance du gris par rapport à la couleur, défaillance de la couleur face au gris. Le gris est une couleur-limite, un ensemble de nuances situées en creux, au bord de la couleur: “Styx des couleurs” (Malcolm de Chazal, Sens Plastique, 1948). Comme en témoignent nombre de retables tel le Triptyque Bladelin ou encore le polyptyque du Jugement dernier de Rogier van der Weyden, à l’opposition de la couleur et de la grisaille correspond l’opposition du recto et du verso: le gris est l’envers de la couleur, son revers, ou mieux, suivant la logique processuelle de la hiérophanie, le voile sous lequel celle-ci se révèle. Aussi le gris est-il déjà pris dans une première aporie: d’une part, il est appréhensible à un premier titre dans la mesure où il s’articule à la couleur – il n’est qu’une couleur parmi d’autres – mais, d’autre part, en tant qu’il est le lieu où la couleur s’abîme, il est la figure d’une opposition à la couleur en tant que regroupement conceptuel.
Les diverses études sur la grisaille historique ont fait ressortir une grande variété de configurations suivant les supports et les destinations: par endroits marque d’un souci esthétique (valorisation de la clarté, paragone entre peinture et sculpture), ailleurs de considérations morales (association à la pénitence, au carême), ou encore anthropologiques (articulation de régimes temporels, distinction sociale). En tant que (non-)couleur, sous-produit de ces altérateurs que sont depuis la théorie albertienne, suivant Aristote, le blanc et le noir, il emporte déjà avec lui tout un ensemble de connotations: du côté de la couleur, le faste, la richesse, le symbole, la vivacité de l’affect, la force de l’incarnat ou la puissance visuelle. Mais voilà aussi le gris du côté du commun, de la quotidienneté voire de l’uniformité sociale, du “peu”, de la dénaturation de la couleur et ses pouvoirs signifiants. Aussi, la peinture comme ses théories ont joué le gris contre l’ensemble de la gamme chromatique: le gris de la modernité urbaine contre le vert du paysage (chez Goethe, déjà), gris atmosphérique mais morose contre le bleu du ciel (Delacroix, Itten, Deleuze), gris du corps mourant ou statufié contre les humeurs colorées animant l’épiderme… En tant que qualificatif visuel, en tant qu’adjectif, le gris désigne déjà un jeu de positions mutuellement exclusives mais en tension continue.
Il faudrait d’emblée interroger le monopole du paradigme optique dans son appréhension: car le gris, en tant que couleur de la détérioration et détérioration de la couleur, implique de repenser la couleur en termes plus strictement matériels et physiques, comme déjà Lucrèce ou – plus tard – Marcel Duchamp et Man Ray l’ont suggéré dans leur Élevage de poussière en insistant sur le gris comme matière. La polysémie se complexifie dès lors que le gris se voit chargé d’une capacité de génération de sens par-delà le seul cadre visuel: qu’il soit intermédiaire ou sentencieux, le gris rameute à lui des phénomènes aussi divers que le brouillard, les cendres, l’ombre ou la poussière; des connotations aussi variées que l’effacement, l’indifférence ou la mélancolie. Le gris désigne donc des modes d’être, des degrés et formes d’être-là diverses. Temporellement, le gris a été un lieu de réflexion sur l’articulation de régimes temporels complexes: associé ici à l’Antique, à ce qui est passé, au retard de la pensée; et là aux conditions esthétiques et techniques de la modernité, à l’industrie et au capitalisme. Finalement, il vient qualifier aussi des pratiques et des objets en marge des études visuelles, tels que les “zones grises” géopolitiques ou juridiques ou la “littérature grise” des institutions, ou encore les affects (“être grisé”; “en voir des grises”).
Si la grisaille en peinture a longtemps peiné à être reconnue comme objet d’étude, les approches culturelles et matérielles de la couleur lui accordent désormais un fort intérêt. En outre, la question du gris photographique a récemment fait l’objet d’une journée d’étude (Ricoeur, Delbard et Gisinger 2023), et la linguistique cherche à observer la diversité des usages du mot (Mollard-Desfour, 2015). L’aporie étant intimement liée à la possibilité de la pensée philosophique, le gris aura été pour cette dernière l’occasion de se trouver de nouveaux chemins : avec la publication récente de Grey on Grey (Vellodi et Vinegar, 2023) les philosophes ont amorcé – prenant pour impulsion la définition hégélienne de la philosophie comme peinture “gris sur gris” dans la Phénoménologie de l’esprit – une réflexion théorique sur le gris qui constitue comme le revers du geste que ces deux journées d’étude souhaitent mettre en oeuvre. S’il s’agissait alors de penser les interactions entre art et philosophie, de voir comment cette dernière peut rendre compte des usages du gris, nous chercherons plutôt à nous intéresser aux moyens par lesquels les oeuvres génèrent le sens, produisent les schèmes d’intellection à l’intérieur desquels le gris prend une valeur théorique. Ces journées d’études se positionneront ainsi sur le plan des œuvres et des phénomènes, appréhendés en tant qu’objets théoriques (au sens donné par H. Damisch, L. Marin, G. Careri), susceptibles de générer un réseau de relations signifiantes traversant plusieurs disciplines.
Les figures historiques successives du gris ne s’équivalent pas et demandent donc une approche comparatiste étendue. Nous chercherons à retracer la diversité des valeurs d’usages et des connotations complexes assumées par le gris au sein de séries comme d’œuvres singulières, abordées afin d’en restituer les normes et les entorses, pour toucher au plus près les idiosyncrasies artistiques. Ces journées d’études privilégieront donc les interventions, quelles que soient les disciplines dont elles se revendiquent, qui s’attachent à la part objectale de la théorisation, autrement dit à la manière dont des objets visuels, des textes, des phénomènes ou des discours singuliers réfléchissent et infléchissent le gris en tant que notion.
On pourra envisager, de manière non-exhaustive, comment les œuvres articulent les problématiques suivantes:
1. Temporalités et topiques des réductions chromatiques:
Si l’on songe d’abord à l'art de peindre avec peu de couleurs valorisé par les Anciens, aux modèles antiques de la peinture d'ombre (skiagraphia) et des camaïeux (monochromata) resserrés sur des jeux de nuances (Latella et alii, 2022), l’enjeu sera ici d’interroger la dimension constructive du gris et la façon dont il a joué le rôle d’un opérateur visuel structurant pour les logiques de la représentation, depuis les figures des cadres (marges, frises, lambris…) jusqu’aux interstices (cartouches, architectures support d’image…). À l’époque médiévale et renaissante, la distinction de régimes temporels dans l’espace peint coïncide souvent avec une distribution «topique» des réductions chromatiques, par l'assignation des scènes païennes ou vétérotestamentaires à un passé antérieur (réifié comme image, sous la forme de bas-reliefs, vitraux, camées…).
- Comment cette tradition, amplement observée, se voit-elle mise au travail et déplacée par les configurations d’œuvres singulières?
- De tels régimes persistent-ils dans les œuvres contemporaines, à l’instar des réductions chromatiques des tableaux et dessins d’Alberto Giacometti répondant à la recherche d’une essentialité de la ressemblance?
2. Matières: atomisation, érosion et spécificités techniques:
Au-delà d’une acception purement visuelle, le gris représente également l’état minime de la matière, l’apparence des atomes qui, pour Lucrèce, n’ont pas vraiment de couleur en soi, se situant plutôt à mi-chemin entre visibilité et invisibilité. Léonard de Vinci, peintre lucrétien par excellence, avait cherché à représenter la consistance physique de l’air qui filtre notre vision, en lui donnant une apparence grise. Marcel Duchamp, de son côté, dans ses écrits ne cesse pas de critiquer «la peinture rétinienne», au point que sa réhabilitation des couleurs passe aussi par la distinction entre leur apparence visuelle et leur nature physique et matérielle.
Dimension visuelle et consistance matérielle se lient, notamment quand nous parlons du gris, de manière dialectique, évoquant par ce terme à la fois une négation de la couleur et une présence minime de la matière dans l’air conditionnant la vision elle-même.
- Comment tenir compte alors de ce rapport dialectique?
- Comment prendre en considération une matérialité grise?
- Comment lui reconnaître une capacité affirmative et opératoire et non seulement une condition de soustraction?
3. Entre exemption de sens et désaffect: le gris et le Neutre:
À déplier les usages du gris, force est de constater qu’au registre de ses effets, il présente le paradoxe d’être assigné à la fois à la négation et à la neutralité. Associé à l’indifférence, à l’indétermination, à l’indécision, le gris devient une figure de la privation; associé à l’entre-deux, au moyen terme, au seuil une figure dialogique, complexifiant ou annulant les oppositions.
- Comment les objets permettent-ils de rendre compte des diverses manières par lesquelles le gris infléchit ce qu’il qualifie? Partant, quelle complicité pourrait-on proposer entre le gris et le Neutre?
- Quels usages tirent parti de son pouvoir d’interruption, de suspens, de différance du sens?
Si Roland Barthes a donné l’initiative, dans son Cours sur Le Neutre de 1978, au gris tel qu’il est articulé par le verso du Jardin des délices de Jérôme Bosch, par quels objets ou quelles voies pourrait-on étendre cette réflexion?
- Outre les pratiques visuelles, quelles pratiques de langage pourraient s’avérer pertinentes ici?
- Pourrait-on, à titre d’exemple, penser le lien entre les poétiques de la littéralité et la peinture moderne par le biais du gris?
4. Politiques et poétiques: le gris et les contradictions de la modernité:
- Comment articuler les poétiques du gris à ses politiques?
- Comment passer du gris comme phénomène visuel au gris comme terme qualifiant un discours ou un phénomène social? Par quelles voies, selon quelles équivalences? Quelles constances, quelles différences sont-elles produites par cette traduction? La notion de “zone grise” apparaît ici d’un intérêt particulier: en tant qu’espace de dérégulation (sociale, politique, économique voire juridique), elle fait jouer ensemble les deux faces de la soustraction au pouvoir. Qu’est-ce que cette notion empreinte à la poétique du gris? Comment l’étude de telles zones pourrait-elle renouveler notre pensée de l’espace, des frontières, des seuils ? Et comment pourrait-elle éclairer à nouveaux frais l’articulation entre pratiques culturelles et diverses situations ou gestes politiques?
Par-delà l’élaboration d’esthétiques, quels fils font tenir ensemble l’association entre gris et modernité? À travers quels objets penser sa prolifération – autoroutes blêmes, moniteurs informatiques et mobilier standardisé - dans la modernité tardive?
Modalités de participation:
Les communications, centrées sur un objet particulier ou une série délimitée, doivent être inédites, et peuvent être rédigées et présentées en français ou en anglais.
Les propositions d’intervention d’un max. de 2500 signes sont à adresser avec une brève bio-bibliographie de l’auteur·ice (env. 200 mots), avant le 30 août aux adresses suivantes:
francesca.balsamoehess.fr, ines.justerehess.fr, gwladys.lecuffgmail.com
Chaque participant·e disposera de 45 minutes pour son intervention, et chaque session donnera lieu à une discussion. Cet appel s’adresse aussi bien aux chercheur·euses confirmées qu’aux doctorant·e·s et jeunes chercheur·euses.
Quellennachweis:
CFP: Le gris à l'oeuvre (Paris, 19-20 Nov 25). In: ArtHist.net, 03.07.2025. Letzter Zugriff 04.07.2025. <https://arthist.net/archive/49635>.