Revue ESPACE art actuel, n° 141: Mineraux/Minerals.
[English version below]
Les minéraux constituent des éléments chimiques au fondement même de la vie sur Terre. Ils s’avèrent à la fois communs — comme l’air et l’eau, modulant de manière parfois invisible notre bien-être et notre environnement — et exceptionnels — recelant des histoires millénaires ou possédant des propriétés uniques. En art, l’utilisation des minéraux demeure préhistorique : les pigments d’origine minérale ont survécu au passage du temps et recouvrent toujours les grottes de nos ancêtres. Les teintes de rouge, de marron, d’ocre et de noir dominent les scènes dépeintes et présagent l’importance des minerais pour les pratiques de la peinture et de la sculpture dans les siècles qui suivront. Les roches, depuis, ont inspiré des manières de faire et d’imaginer le monde, en réponse à leur résistance et aux vertus de leur composition, et certaines se sont vues octroyées des valeurs religieuses et culturelles sur la base même de leurs propriétés. Le lapis-lazuli, le marbre et le diamant — par exemple — possèdent des histoires complexes et fascinantes et sont liés à tout un réseau humain et non humain de production, de distribution et de diffusion.
À cet effet, l’étude de ces minéraux et de ces pierres révèle les itinéraires surprenants de la matière et l’interdépendance des régions du globe et des corps qui le recouvre. apple cider vinegar (2024), de la réalisatrice Sofie Benoot, porte sur cet entrelacement des mondes humains et non humains, de leurs échelles respectives et des mystères de la matière. Le documentaire débute avec le retrait d’une pierre au rein de la taille d’une noisette qui, à l’étonnement de la narratrice (Siân Phillips), est composée d’un minéral présent dans les mers de l’Antarctique… Une enquête sur les minéraux se met ainsi en branle, reliant l’Angleterre à la Palestine en passant par le Cap-Vert à travers les quotidiens de géologues, de résidents de l’île de Fogo (ensevelie sous la pierre volcanique), d’ouvriers d’exploitation à ciel ouvert et d’une femme en rémission. Le duo d’artistes composé de Virginie Laganière et de Jean-Maxime Dufresne s’intéresse aussi, depuis plusieurs années, à la vie minérale et aux constructions humaines découpant les montagnes, creusant les sols et exploitant la durabilité et la fermeté du roc. Leurs installations sonores, vidéographiques et photographiques plongent les spectateur·trice·s dans des environnements brutalistes grandioses (le bunker, la centrale électrique, le barrage, la carrière) et font résonner les qualités esthétiques de la matière rocheuse avec les histoires modernes, anthropologiques et spéculatives des lieux investis. L’exposition Extraction Out of Frame (2023, VOX), de l’artiste Sanaz Sohrabi, découle d’un travail de recherche de plusieurs années dans les archives photographiques de British Petroleum, une compagnie d’extraction et de raffinage de pétrole ayant œuvré en Iran du début du XXe siècle jusqu’à la révolution. Les paysages miniers et les cartes dominent l’essai filmique Scenes of Extraction (2023) — pièce maîtresse de l’exposition —, et retracent les explorations géologiques à travers l’Iran, la Papouasie et l’Asie du Sud-Est ainsi que les relations, techniques et sociales, donnant corps au projet.
Nos rapports personnels ou intimes aux minéraux se trouvent également au cœur de certaines œuvres d’art actuel : les heures de collecte de roches et de cailloux aux formes singulières et aux textures lisses ou rugueuses de nos enfances sont remémorées. Nous nous rappelons l’émerveillement de la découverte, le plaisir d’aligner ou de classer les pierres, de discerner leur poids rassurant dans nos poches ou leur fraîcheur dans nos mains. L’exposition As I Walk (2021, Fonderie Darling) réunissait, par exemple, l’étonnant répertoire de plantes et de minéraux de l’artiste Sylvia Safdie, pour qui le rituel de la cueillette fait partie intégrante d’un processus de création presque autobiographique. To Fix the Image in Memory (1977-1982), de Vija Celmins, consiste, quant à elle, en onze paires de roches — l’une récoltée au Nouveau-Mexique et l’autre, sa reproduction en bronze peint — exposées dans des caissons vitrés. La pierre et sa copie témoignent ensemble d’un processus de remémoration qui passe par le geste d’imitation.
Le dossier s’inscrit également dans le mouvement des nouveaux matérialismes grâce auquel notre rapport à la matière est renouvelé : les substances du monde se transforment en agents actifs de la création qui tendent à révéler l’interdépendance des humains avec les éléments — jusque-là jugés inertes — de la planète. Les minéraux acquièrent une force ou une capacité d’agir sur le monde : ils deviennent une matière vibrante, pour citer Jane Bennett (2010). L’exposition Crystallize (2013, Musée d’art contemporain de Tokyo), de Tokujin Yoshioka, donnait justement à voir la métamorphose et l’expressivité de la matière : grâce à l’usage d’une solution spéciale, des cristaux ont « poussé, » et assumé, des formes autogénérées complexes, uniques et parfois monumentales. Les œuvres de la série « Swan Lake » ont d’ailleurs été exposées à la pièce éponyme de Tchaikovsky, nous faisant réfléchir aux vibrations et aux forces invisibles ayant pourtant un impact tangible sur le monde matériel. La proposition de Charline Dally, this womb of things to be (2024, Diagonale), s’articule autour de pierres lunaires, de météorites et de micas. L’artiste plonge les spectateur·trice·s dans le temps long des minéraux et au plus près de leurs constitutions factuelles et imaginées avec un court métrage, des photographies, des sculptures et des compositions musicales. Ces dernières ont été écrites sur la base des stries peu profondes d’une olivine lunaire, donnant à entendre 18 interprétations de cette écriture minérale. Ces œuvres, comme bien d’autres, entrent en collaboration avec les minéraux, qui ne représentent plus que de simples supports à la pensée humaine.
« Minéraux » invite des propositions critiques d’auteur·trice·s sur les minéraux en art actuel. Quels récits inspirent la texture, les aspérités et les propriétés de la matière ? Quelles mémoires et quelles vies passées sont enfouies dans les montagnes rocheuses, les carrières à ciel ouvert ou les quartiers bétonnés des villes industrielles à travers le monde ? De quelles manières s’inscrivent les artistes dans ce que certains commentateur·trice·s ont appelé « le tournant géologique » de la pensée contemporaine ? Quelles représentations découlent de cette appréhension, par les artistes, de vastes échelles temporelles et spatiales de la pierre ? L’approche néo-matérialiste peut-elle contribuer à revoir le rapport extractiviste aux ressources minérales de la planète ? Et qu’en est-il des spiritualités autochtones, telles qu’elles s’expriment dans les œuvres ?
Si vous souhaitez collaborer à ce numéro thématique, nous vous invitons, dans un premier temps, à envoyer un courriel à la directrice de production de la revue (gcortoespaceartactuel.com) avant le 19 février 2025, afin de présenter une brève proposition (250 mots). Nous vous informerons rapidement si votre proposition est retenue. Votre texte complet ne devra pas dépasser les 2000 mots, notes de bas de page non comprises, et nous sera soumis avant le mardi 29 avril 2025. Les honoraires sont de 65 $ CA par page (250 mots).
-----------------------------------------------------------------------
Minerals, made up of chemical elements, are the very foundation of life on Earth. They are both common, such as air and water, at times invisibly modulating our environment and well-being , and exceptional, harboring millennia-old histories and possessing unique properties. In art, the use of minerals is prehistoric: mineral pigments have survived the passage of time and are still seen in the caves of our ancestors. Shades of red, brown, ochre and black dominate the depicted scenes, foreshadowing the importance of minerals in painting and sculpture in the centuries to come. Rocks, since then, have inspired ways of making and imagining the world, in response to their resistance and their formations, some have been granted religious and cultural value on the very basis of those properties. Lapis lazuli, marble and diamonds, for example, have complex and fascinating histories, intimately intertwined with a whole network of human and non-human production, distribution and dissemination.
The study of these minerals and stones reveals the surprising itineraries of matter and the interdependence of the globe's regions and the bodies covering it. Documentary film director Sofie Benoot's work apple cider vinegar (2024) focuses precisely on this interweaving of human and non-human worlds and the mysteries of matter. The film begins with the removal of a hazelnut-sized kidney stone which, to the astonishment of the narrator (Siân Phillips), is composed of a mineral found in the Antarctic seas... An investigation thus is set in motion, linking England to Palestine via Cape Verde through the lives of geologists, residents of Fogo Island (buried under volcanic rock), open-pit quarry workers and a woman whose illness is in remission. Virginie Laganière and Jean-Maxime Dufresne also are interested in mineral life and the human constructions that carve up mountains, excavate soils and exploit the durability and firmness of rock. Their sound, video and photographic installations plunge the viewer into grandiose, brutalist environments (the bunker, the power station, the dam, the quarry) and connect the aesthetic qualities of rocky matter with the modern, anthropological and speculative histories of the places they film and explore. Artist Sanaz Sohrabi’s exhibition Extraction Out of Frame (2023, VOX) is the result of several years' research into the photographic archives of British Petroleum, an oil extraction and refining company that operated in Iran from the early 20th century until the revolution. Landscapes and maps of mines and mining dominate the film essay Scenes of Extraction (2023), the exhibition centerpiece, tracing the geological explorations across Iran, Papua and Southeast Asia, as well as the technical and social relationships that gave substance to the project.
Our personal or private relationships with minerals are sometimes at the heart of some artworks: the hours spent collecting pebbles with special shapes and textures from our childhood are recalled. We are reminded of the wonder of discovery, the pleasure of aligning or classifying stones, of discerning their reassuring weight in our pockets or their freshness in our hands. Sylvia Safdie’s exhibition As I Walk (2021, Darling Foundry), brought together an astonishing repertoire of plants and minerals: for this artist, the ritual of collecting is an integral part of an almost autobiographical creative process. Vija Celmins' To Fix the Image in Memory (1977-1982) is composed of eleven pairs of rocks, one of the pair collected in New Mexico, the other a painted bronze reproduction, displayed in glass cases. The rock and its copy together show the recollection process through the gesture of imitation.
The dossier also draws inspiration from the new materialism movement, which is renewing our relationship with matter: the substances of the world become active agents of creation, revealing the interdependence of humans with the planet’s elements, hitherto considered inert. Minerals acquire a force or a capacity to act on the world: they become vibrant matter, to quote Jane Bennett (2010). Tokujin Yoshioka's Crystallize (2013, Tokyo Museum of Contemporary Art) showed the metamorphosis and expressivity of matter: through the use of a special solution, crystals “grew” and assumed complex, unique and sometimes monumental self-generated forms. The works in the “Swan Lake” series have been exposed to Tchaikovsky's eponymous piece, prompting us to think about vibrations and the invisible forces that nevertheless have a tangible impact on the material world. Charline Dally's exhibition, the womb of things to be (2024, Diagonale), revolves around moonstones, meteorites and micas. The artist immerses viewers in the long history of minerals and their factual and imagined compositions, presenting a short film, photographs, sculptures and musical compositions. The latter were written on the basis of the shallow striations of a lunar olivine, generating 18 interpretations. These works, like many others, enter into a collaboration with minerals, no longer mere supports for human thought.
“Minerals” invites authors to submit critical proposals on minerals in contemporary art. What narratives do the texture, roughness and properties of matter inspire? What memories and past lives are buried in rocky mountains, open-pit quarries or the concrete quarters of industrial cities around the world? In what ways are artists part of what some commentators have called “the geological turn” in contemporary thought? What representations are derived from artists' perception of the vast temporal and spatial scale of stone? Can the neo-materialist approach contribute to rethinking the extractivist relationship to the planet's mineral resources? And what
about indigenous spiritualities that are expressed in the works?
If you would like to contribute to this themed issue, we invite you, as a first step, to send an e-mail to the journal's production manager (gcortoespaceartactuel.com) before February 19, 2025, to submit a brief proposal (250 words). We'll let you know as soon as possible if your proposal is accepted. Your full text should not exceed 2000 words, excluding footnotes, and must be submitted by Tuesday, April 29, 2025. The fee is $65 CAD per page (250 words).
Quellennachweis:
CFP: ESPACE art actuel, n° 141: Minéraux/Minérals. In: ArtHist.net, 31.01.2025. Letzter Zugriff 01.02.2025. <https://arthist.net/archive/43832>.