Positions, Enonciations, Regards. Spatialisation du genre dans la littérature et les arts contemporains
Manon Delcour – USL-B
Emilie Ieven – USL-B
Isabelle Ost – USL-B
Natacha Pfeiffer – USL-B
Depuis une trentaine d’années, la dimension « située » de la connaissance constitue l’un des enjeux centraux des réflexions épistémologiques. Développée par Donna Haraway, cette théorie remet en question l’existence d’un point de vue objectif (assimilé au regard masculin et occidental) et prend acte du cadre partiel et orienté de chaque pensée. Dans une perspective similaire, les géographes Gillian Rose, Doreen Massey, Nancy Duncan et Linda McDowell ont pointé la nécessité de prendre en compte la variable du genre au sein de leur discipline et ont ainsi dessiné les contours d’une perspective géographique féministe qui conceptualise l’imbrication complexe se jouant entre genre et espace. La philosophe Linda Alcoff a quant à elle forgé le concept de « positionality », lequel définit la subjectivité – plus précisément la subjectivité des femmes – à partir d’un double aspect : la position du sujet est non seulement celle qui l’inscrit au sein d’un réseau (donc au sein d’un contexte structuré par des rapports de pouvoir), mais c’est aussi la place à partir de laquelle ce sujet saisit et analyse réflexivement le monde.
En bonne partie issus du féminisme, ces concepts, qui empruntent au vocabulaire spatial, sont aujourd’hui largement exploités tant par les sciences humaines que les mouvements militants. Il est en effet de plus en plus fréquent de préciser sa position, d’indiquer la localisation du point de vue, de spécifier d’où l’on parle, écrit, regarde, et donc d’éclairer la singularité, toujours partiale, d’une énonciation ou d’un regard. S’ils permettent de faire droit à d’autres perspectives (issues des minorités racisées, LGBTQIA+ ou des milieux précaires notamment) que celles qui sont hégémoniques et s’ils offrent une voie pour mettre au jour les modalités à partir desquelles les savoirs sont produits, ces concepts de position et de connaissance située engendrent des questionnements épistémologiques importants. Comment éviter d’hypostasier ces perspectives situées et déjouer le risque d’une essentialisation du sujet à partir d’un pan de son identité ? Comment mettre en place des perspectives qui ne reconduisent pas implicitement les problématiques d’une perspective prétendument universelle, en réalité limitée au positionnement d’une minorité dominante, généralement occidentale et masculine ? Comment faire droit à la pluralité des points de vue, des paroles et des expériences tout en déjouant un potentiel relativisme ? Comment articuler les différents aspects qui construisent une position et les faire dialoguer ?
La réflexion de ce colloque prend quant à elle pour point de départ la fréquence, dans les savoirs situés, du vocabulaire spatial pour penser les rapports du sujet au monde ainsi que leur position dans la sphère publique. Dans le sillage du Spatial Turn, nombreuses sont les disciplines des sciences humaines et les œuvres qui font du traitement de l’espace la pierre de touche de leur démarche ou de leur esthétique. L’étude des formes de cette spatialité prépondérante, notamment appuyée par les différentes orientations de la critique littéraire (écocritique, géopoétique, géocritique, écopoétique ou encore géographie littéraire), ouvre des voies de réflexion stimulantes lorsqu’on la croise avec un questionnement sur le concept de positions. Par ailleurs, la question de la position rencontre la problématique du regard, ouvrant de nouvelles interrogations quant au point de vue, à la spatialisation des corps et à la place du ou de la spectat·eur·rice. Les travaux de John Berger et de Laura Mulvez ont démontré que l'invisibilisation sociale et politique des femmes s'était accompagnée, de manière inversement proportionnelle, d’une exposition de leur apparence physique en tant qu'objet de vision et de désir fait pour être évalué, apprécié ou rejeté. Ces études ont révélé la nature genrée de la répartition classique entre un corps vu et un corps regardant, doublant ainsi la scission classique entre la scène et la salle, entre l’image et son observateur. La femme occuperait à la fois une place centrale dans l’économie visuelle et y serait dépourvue de toute agentivité, de point de vue, occupant l’espace sans pouvoir y prendre position. De nombreux travaux ont depuis interrogé une telle dichotomie, remettant en question l’homogénéité supposée du regard spectatoriel traditionnel, considéré comme unifié, centré et distant, mais également en questionnant l’impossibilité supposée des corps de l’image à vectorialiser l’espace et à y prendre position. Le concept ambigu de female gaze participe d’une telle redéfinition. À travers la question de la position, nous voudrions interroger les perspectives intersectionnelles qui ont analysé et critiqué les nouvelles spatialisations du regard et du corps genré dans les arts et la littérature.
Dans le cadre de ce colloque, nous proposons donc d’analyser les modalités, les présupposés, les effets et les limites éventuelles du paradigme de la position à partir des arts et de la littérature française contemporains (1980 à nos jours). L’hypothèse qui sous-tend notre réflexion est la suivante : les œuvres artistiques et littéraires, toujours en prise avec un contexte spécifique, configurent des scénographies spatiales singulières (à travers l’établissement de points de vue et d’énonciation ainsi que la constitution d’espaces de représentation ou d’espaces diégétiques). Les productions contemporaines constituent donc un terrain fécond pour interroger ces pensées de la position aujourd’hui.
Ainsi, en littérature, l’analyse de l’ancrage spatial de productions à tendance autofictive (Fatima Daas, Annie Ernaux, Anne Savelli ou Jane Sautière) ou biofictive (Lola Lafon, Maryse Condé) offre une approche pour saisir certains des enjeux de leur énonciation. Les multiples « écritures documentaires », quant à elles, font explicitement mention du point de vue présidant au projet d’écriture. La position de la parole et du projet de ces démarches littéraires, définie par rapport à la représentation de ceux et celles auprès de qui l’enquête est menée, constituent un enjeu central de la démarche d’Olivia Rosenthal, Anne-Marie Olivier, Joy Sorman ou Philippe Vasset, par exemple. Situer une pratique poétique, comme le font Marjolaine Beauchamp ou Lisette Lombé, peut aussi permettre d’explorer l’intime. Enfin, dans Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar questionne le terme « francophone » et se place « en marge ». Léonora Miano, pour sa part, retravaille le concept de frontière pour penser la médiation de ses identifications à la fois culturelles et littéraires.
En ce qui concerne les arts, Judy Chicago n’a cessé de chercher à « féminiser » temporairement l’espace, en attribuant des places à la table de l’histoire (Dinner Party) ou, au contraire, en rendant volontairement les corps indistincts, dans des nuages de couleur. Grayson Perry décale dans ses œuvres et ses performances la position dominante du regard masculin. Alors que les œuvres d’Agnes Denes ou de Jenny Holzer interrogent et s’approprient l’espace public, celles de Louise Bourgeois, de Carrie Mae Weems ou de Njideka Akunyili Crosby questionnent la place de l’intime et du privé, tandis que des collectifs comme Guerrilla Girls déconstruisent l’espace d’exposition. Kara Walker ou Lubaina Himid mobilisent l’histoire de l’art occidental et jouent de la perspective artificielle pour en dévoiler les structures coloniales sous-jacentes. Les chorégraphies d’Anne Theresa de Keersmaeker, tout comme les films de Chantal Akerman, de Jane Campion, de Deniz Gamze Erguven, de Céline Sciamma, de Kelly Reichardt ou d’Emerald Fennell constituent autant de pistes potentielles pour examiner cette redéfinition des positions et des regards. Enfin, notons que les séries télévisuelles actuelles témoignent également d’un tel questionnement (Girls, Fleabag, I Love Dick, Insecure ou encore Crazy Ex-Girlfriend).
En ancrant leur propos dans l’analyse d’œuvres singulières, les interventions de cette rencontre viseront donc à réfléchir à ce paradigme de la position et des connaissances situées. L’examen des espaces de représentation (visuel, littéraire, scénique ou architectural) aura pour objectif de problématiser sur un plan théorique les questions inhérentes à cette spatialisation de l’identification et de la pensée. La partialité des perspectives, les modalités de leur articulation, la constitution de communautés singulières, les tentatives inverses de dissolution des points de vue ou les enjeux des expériences de l’espace des sujets constituent autant de pistes (non exhaustives) de réflexion à explorer pendant le colloque.
Modalités pratiques
Le colloque se tiendra à l’Université Saint-Louis (Bruxelles) les 19 et 20 mai. Les interventions dureront une trentaine de minutes et seront suivies de 15 minutes de questions.
Les propositions de contribution (environ 300 mots), accompagnées d’une notice biobibliographique, doivent être envoyées pour le 20 septembre à l’adresse suivante : colloque.positions.uslbgmail.com
Bibliographie indicative
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Quellennachweis:
CFP: Spatialisation du genre dans les arts contemporains (Bruxelles, 19-20 May 22). In: ArtHist.net, 09.07.2021. Letzter Zugriff 26.12.2024. <https://arthist.net/archive/34551>.