[English version below]
ESPACE art actuel no 118
Dossier : « Blessures » (hiver 2018)
Dans un texte célèbre, Sigmund Freud rappelle en quoi l’être humain a subi, depuis à peine quatre siècles, trois « blessures narcissiques 1 ». Selon le psychanalyste, celles-ci ont émergées à la suite des révolutions copernicienne, darwinienne et freudienne et ont, toutes les trois, précarisées, sur les plans cosmologique, anthropologique et psychique, la place de l’humain au sein du monde vivant. Ces trois blessures – trauma en grec ancien – apparaissent sur fond d’une perte. Elles ébranlent, en effet, l’image de notre nature humaine, telle que véhiculée depuis des siècles par la mythologie, la religion, voire la philosophie. Et même si, pour certains, aujourd’hui encore, ces humiliations sont difficiles à accepter, les pratiques artistiques – dès lors qu’elles se distancient des « grands récits » – assument pleinement cette conception de l’être humain, dépossédée de ses illusions.
Plusieurs courants artistiques, au cours du 20e siècle – dont, bien sûr, le surréalisme -, ont profité de l’idée que l’humain n’est pas seulement un être de raison. Voyant dans l’inconscient une puissance libératrice, ce mouvement artistique y a puisé une manière d’imaginer autrement. En niant l’image de l’homme-dieu, maître de soi au centre du monde, cela n’a toutefois pas empêché d’autres blessures de se révéler. Bien au contraire, la blessure, selon Antonin Artaud, est au cœur du processus créatif. Souvent, l’œuvre d’art est un substitut à certaines réalités douloureuses. Et si la blessure convoque la violence physique, c’est qu’elle s’incarne dans un corps et laisse paraître des cicatrices. Dans l’histoire de l’art occidental, la notion de blessure a donc souvent été représentée sous forme de plaies, d’écorchures, de mutilations. Avec le corps du Christ souffrant, celui de Saint-Sébastien criblé de flèches, et plusieurs autres œuvres dans lesquelles sont montrées des corps gisants, souvent à l’agonie, la blessure rappelle la vulnérabilité du corps, notre finitude humaine. Aujourd’hui encore, cette fragilité est montrée, de façon plus évidente, dans la photographie, comme dans certaines œuvres d’Andres Serrano, où la représentation des corps meurtris, violentés, rappelle notre vie d’être mortel.
Mais la blessure n’est pas seulement de l’ordre de la représentation du corps en image. Chez certains plasticiens, comme Lucio Fontana, la blessure infligée est aussi une provocation face à ce que symbolise la toile comme surface de création. Dans les années 1950-1960, certains artistes japonais vont créer des œuvres en lançant sur la toile des bouteilles de peinture ou des flèches colorées. Ces actions créatrices, sur fond de destruction, se retrouveront également dans la série Tirs de Niki de Saint-Phalle. Toujours afin de mettre à mal la représentation, de nombreux artistes vont faire de leur corps la matière première de leurs œuvres. Lors de performances, ils vont transgresser les règles du bon gout en mutilant certaines parties du corps, non pas afin d’expier une faute, mais plutôt afin de mener, jusqu’à l’extrême, un processus artistique où le corps se doit d’être éprouvé. Évidemment, la blessure comme œuvre est un acte délibérément artistique, mais elle peut aussi faire l’objet d’une violence faite à l’autre, dans le cadre d’un processus rituel, comme on le voit dans la série vidéo Circoncisions (1999-2007) de l’artiste, d’origine camerounaise, Bathélémy Toguo.
Si la blessure s’incarne dans la chair, si elle se ressent physiquement, elle n’en garde pas moins des traces dans l’esprit, dans l’expérience psychique d’un individu. Il y a, comme le rappelle Paul Ricoeur, des blessures de la mémoire. Et ces blessures transforment notre histoire, autant personnelle que collective, et nous fait devenir ce que nous sommes. Aussi, grâce au travail de la mémoire, ces blessures inhérentes à notre histoire cherchent le pardon, la reconnaissance; elles souhaitent, la plupart du temps, la réparation. Or, la réparation n’est pas une restauration d’avant la violence faite, d’avant la blessure. La réparation n’efface pas la blessure. Depuis peu, plusieurs pratiques artistiques se sont intéressées à témoigner de ces blessures de la mémoire. Elles se sont manifestées par le biais de contre-monuments, mais aussi sous formes d’installations multidisciplinaires. Pensons à Kader Attia, artiste franco-marocain, qui présentait en 2015 une exposition au musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne (Suisse) ayant pour titre Les blessures sont là; mais aussi à Nadia Myre, artiste algonguine, dont un de ces projets, intitulé The Scar Project (2005-2013), souligne dans une œuvre participative les cicatrices qui façonnent nos vies de manière indélébile.
Le dossier du no 118 de la revue ESPACE art actuel, vous invite à nous proposer des textes sur le thème de la blessure. Dans un contexte mondialisé, la notion de blessure se présente sous divers aspects qui interpellent les échanges entre la culture, la politique et l’identité. Y a-t-il un bon usage des blessures de la mémoire ? Comment l’art peut-il agir comme réparation ? Et quel sens donner à cette réparation ? En quoi l’art participe-il d’une résilience esthétique ? Ces questions, et bien d’autres, pourraient être soulevées à partir d’études de cas ou encore à partir de réflexions plus théoriques s’appuyant toutefois sur plusieurs pratiques artistiques actuelles.
Si vous souhaitez contribuer à ce dossier, nous vous invitons, dans un premier temps, à contacter la direction de la revue par courriel alpare [] espaceartactuel [.] com afin de présenter sommairement votre proposition. Très rapidement, nous vous informerons si votre proposition est retenue. Votre texte version complète ne devrait pas dépasser les 2000 mots, notes incluses. Il sera traduit en français ou en anglais. En plus du cachet de 65 $ par feuillet (250 mots), nous vous offrons un abonnement d’un an à la revue.
Date de tombée pour le texte, version finale, est le 8 Septembre 2017.
1. Voir Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard (coll. idées), p. 137 à 147.
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Dossier : “Wounds” (winter 2018)
In a famous text, Sigmund Freud writes that the human being has endured, during just under four centuries, three “narcissistic wounds 1 .” According to the psychoanalyst, these wounds emerged following the Copernican, Darwinian and Freudian revolutions, each destabilizing, in the realms of cosmology, anthropology or psychology, the human’s place in the living world. These three wounds—trauma in ancient Greek—appear in the context of a loss. Indeed, they upset the image of our human nature as it has been conveyed for centuries by mythology, religion, even philosophy. And though for some, these humiliations are still difficult to accept, artistic practices—as soon as they move away from the “great works”—fully assume this idea of the human being, stripped of his illusions.
Several artistic currents during the 20th century—including, of course, surrealism—have benefited from the idea that the human is more than a being of reason. This artistic movement saw a liberating power in the subconscious, drawing from a new way of imagining. Still, denying the image of the man-god, the master of self at the centre of the world, did not prevent other wounds from surfacing. On the contrary, the wound, according to Antonin Artaud, is at the heart of the creative process. Often, the work of art is a substitute for certain painful realities. And if the wound evokes physical violence, it is because it manifests within a body and leaves behind scars. In the history of western art, the notion of the wound has thus often been represented under the form of cuts, scrapes, and mutilations. With the body of Christ suffering, that of Saint Sebastian riddled with arrows, and several other works in which motionless bodies are shown, often in agony, the wound brings up the vulnerable finitude of the human body. Today, this fragility appears more readily in photography, as well as in certain works by Andres Serrano, where the representation of hurt, assaulted bodies reminds viewers of our lives as mortal beings.
But the wound is not only about representing the body with images. For certain artists, like Lucio Fontana, the inflicted wound is also a provocation before that which the canvas as a creation surface symbolizes. During the 1950s-1960s, certain Japanese artists would create works by throwing bottles of paint or coloured arrows at a canvas. These creative actions, against a backdrop of destruction, are also found in Niki de Saint-Phalle’s Tirs series. Still intending to bring the wound into the representation, several artists use their bodies as the medium of their works. During performances, they push the boundaries of good taste by mutilating certain parts of their bodies, not to atone for mistakes, but rather to arrive at an extreme artistic process wherein the body must be tested. Obviously, the wound as a work of art is a deliberately artistic act, but it can also be the object of violence inflicted upon another, as a ritualistic process. We see such a case in the video series Circoncisions (1999-2007) by the Cameroonian artist Barthélémy Toguo.
If the wound manifests in the flesh, if it is felt physically, it leaves just as much of a trace in the mind as it does on the physical experience of an individual. There are, as Paul Ricoeur states, memory wounds. And these wounds transform our history, as much personally as collectively, and make us become what we are. Additionally, because of the memory’s work, these wounds inherent to our history seek pardon, recognition. They want, for the most part, reparation. But reparation is not a restoring to before the violence committed, to before the wound. Reparation does not erase the wound. Recently, several artistic practices have been concerned with showing these memory wounds. They manifest through counter-monumentalism, but also through multidisciplinary installations. Think Franco-Moroccan artist Kader Attia who presented in 2015 an exhibit at the Lausanne Cantonal Museum of Fine Arts (Switzerland) titled Les blessures sont là (The Wounds are Here, my translation). Think Algonquin artist Nadia Myre, whose project titled The Scar Project (2005-2013) highlights in a participative piece the scars that indelibly shape our lives.
The theme of ESPACE art actuel no 118 invites you to propose your texts on the theme of the wound. In a globalized context, the notion of the wound can be presented under diverse aspects that call for exchanges between culture, politics and identity. Is there a right way to use memory wounds? How can art act as a reparation? And what meaning do we give to this reparation? How does art participate in an aesthetic resilience? These questions, and many others, could be raised from case studies or even from more theoretical reflections based nevertheless on several current artistic practices.
If you would like to submit a text, we first invite you to email the editor of the magazine André-Louis Paré at alpare[]espaceartactuel[.]com to present a summary of your project. We will inform you promptly if your proposal is accepted. Your completed text should not exceed 2000 words, footnotes included. The text will be translated into French or English. As well as an honorarium of $65 per page (250 words), we will send you a free one-year subscription to the magazine.
Date for reception of the final version of the text is September 8, 2017.
1. See Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard (coll. idées), p. 137 à 147.
Reference:
CFP: Espace art actuel, no 118: Wounds. In: ArtHist.net, Jun 29, 2017 (accessed Sep 15, 2025), <https://arthist.net/archive/15907>.